Pourquoi le vin et la philosophie font-ils si bon ménage ?

Pourquoi le vin et la philosophie font-ils si bon ménage ?

Comment un verre de vin peut-il nous faire entrer en relation avec le sensible ? Comment les philosophes l’évoquent-ils pour relier leur pensée au monde organique ? D’où le vin tient-il cet aspect divin ? Entretien avec Grégory Darbadie, auteur du Vin de la philosophie et professeur à Saint Denis et à l’Institut catholique de Paris.

Comment est née votre relation avec le vin ?

Elle est née, d’une rencontre immédiate puisque je suis né en Champagne et j’étais le plus gros bébé de la maternité. Cela a créé une sorte de fête, autour de la naissance du Gargantua que j’étais mais il y avait aussi l’idée de la fin de l’année. On m’a mis une goutte de champagne dans une petite cuillère en argent que j’ai gardé longtemps. Par la suite, je me suis retrouvé dans la situation d’un petit enfant qui observait les grands déguster des verres de champagne ou de Bordeaux. J’étais fasciné par ces heures qu’ils passaient ensemble et je me demandais pourquoi le vin avait cette capacité à rassembler autour d’une table toute la nuit.

Comment la philosophie et le vin peuvent faire bon ménage, sur quelles bases ?

Lorsque Rabelais écrit le cinquième livre, dans lequel figure le cri de la Dive Bouteille, il dit : Partageons ce moment. La célébration de la bouteille qui s’ouvre et qui fait du bruit nous donne le départ de la discussion. Le rapport au vin n’est pas seulement quelque chose de l’ordre de la dégustation sensible et personnelle mais d’un rapport de soi à une histoire, à une connaissance et au pouvoir du vin qui révèle ces méandres avec le territoire et le monde. Si je reprends votre question, je me dis : Est ce que le vin peut être à l’origine d’une pensée ? Il y a un lien étroit, établi notamment à travers l’expérience de lecture de Diderot qui est champenois.

Quelle forme prend cette relation ?

Une partie de son livre Jacques le fataliste et son maître se passe dans une auberge. Jacques et son maître ne cessent de demander du vin à l’aubergiste et celui-ci tarde à apporter du vin rouge de Bourgogne. La commande est répétée alors que le vin est servi. Il y a une forme d’insatisfaction. Jusqu’à ce que l’aubergiste finisse par apporter du Champagne. Quelque chose est de l’ordre d’une analogie possible entre la pensée de Diderot et le vin effervescent. Un mot en entraîne un autre, une image en entraîne une autre, pour qu’à la fin un ordre se mette en place. La pensée effervescente cherche dans toutes les directions y compris les plus farfelues. Il y a un retour au réel, à une pensée en dessous de la méthode scientifique, rationnelle. L’expérience de la vie. On explore toutes les pistes possibles comme autant de bulles dans leur verre.

Pensez-vous alors que ce que l’on boit a une influence sur ce dont on parle, sur la discussion que l’on partage avec celui avec qui on boit ?

J’ai une position empirique et non théorique. Lors d’un repas d’affaires, le choix du vin est déterminant pour l’issue du repas. Savoir si on veut commencer par assécher notre interlocuteur avec un vin astringent pour lui couper la chique ou au contraire lui sucrer le palais pour le mettre en eau et en langue. Après, on peut imaginer qu’un vin soit utilisé aussi de manière clandestine pour délier les langues, pour amener un interlocuteur plutôt taciturne à s’ouvrir avec un blanc de pays de Loire qui se faufilerait jusqu’à l’estuaire sans fracas. Un vin de filou qui frappe l’esprit mais de manière imperceptible. Au contraire, il y a des vins extrêmement sérieux comme le Bordeaux, qui a substance, une épaisseur, qui suppose une discussion exigeante où il faut se mettre à la hauteur des enjeux. Mais il faut aussi écouter le vin et lui laisser le pouvoir.

Que voulez-vous dire par là ?

Je pense à l’expérience de Michel Serres avec la dégustation des vins du Château Yquem : les gens commencent à parler et puis soudain c’est le silence parce que le vin impose sa personnalité et règle son compte à tous les bavards. Michel Serres diffère la langue organique de la langue bavarde, de celle qui décrit, qui est très imbue d’elle même, de son pouvoir de description par rapport au monde. Cette langue babillarde finit terrassée par la langue organique qui s’abîme et qui dit : Non les mots sont inutiles. On peut imaginer un vin qui s’impose. Arrêtons de faire des analogies qui ne sont là que pour montrer qu’on ne sait absolument pas définir ce qui nous frappe.

Le philosophe Grégory Darbadie - Crédit photo : Maylis Détrie
Le philosophe Grégory Darbadie - Crédit photo : Maylis Détrie

Le vin pourrait donc nous rendre modeste ?

C’est une expérience à laquelle on peut se référer dès l’antiquité avec ce que dit Euripide dans les Bacchantes. Dionysos dit au peuple : Vous aviez les moyens d’être heureux en me suivant et en faisant preuve de modestie. Vous êtes passés à côté de votre bonheur en vous arrogeant des droits que vous n’aviez pas. Le dieu du vin invite l’humanité à la modestie. Il faut accepter d’être vaincu par cette boisson divine et accepter une vie modeste. Parler du vin c’est se mettre à sa hauteur d’homme : je ne suis qu’un homme je ne suis pas un dieu.

Pourquoi c’est la boisson des dieux plus que la bière ou les spiritueux ?

Longtemps, les grecs ont sacrifié des animaux pour les dieux. La dernière demande de Socrate au moment de mourir était de sacrifier un poulet. Après on arrête de sacrifier des animaux et on cherche quelque chose qui serait de l’ordre d’une substitution symbolique. Le vin devient l’offrande qui ressemble au sang. Les baptêmes de bateaux se font maintenant au champagne, par ce côté classe sociale élevée qui en a la possession. Mais à l’époque ils se faisaient au vin rouge pour signifier l’offrande faite au dieu de la mer, Poséidon, pour qu’il soit favorable au voyage. Le vin fait la jonction modeste entre l’humanité et les dieux.

Dans votre livre vous parlez des philosophes vignerons …

Montesquieu est une référence importante à Bordeaux parce qu’il est vraiment le philosophe vigneron. Il est principalement sur le terroir des Graves. Il va à Londres, il vend ses tonneaux, il coopère sur les demandes faites par ses clients anglais. Et Montesquieu qui ne s’aimait pas beaucoup avait un rapport de fuyant à la pensée. Il cherchait à s’élever. Il a trouvé des réponses dans le fait d’élaborer ses vins mais aussi, selon mon hypothèse, dans le vin lui même. Quelque chose de l’ordre de la spiritualité qu’on appelle l’esprit du vin. Le vin donnerait accès à un autre monde que le monde des usages. Et ce n’est pas pour rien s’il a appelé son grand livre L’esprit des lois. Une sorte de pensée qui s’élève jusqu’aux lois de Dieu.

Dans votre livre vous dites aussi : Celui qui fait de la biodynamie dépose dans le domaine de la culture une contribution lestée de rêves. Pour vous, faire de la biodynamie c’est juste mettre de la poésie dans la manière de faire du vin ?

Je ne suis pas du tout un soutien de la pensée de Steiner. Je crois qu’il faut avancer modestement et je ne crois pas que quelqu’un, ai dans ces mains, la réalité de tous les facteurs qui conditionnent la production du vin. Elle est intéressante, ça constitue une forme de savoir, d’expérience mais pas une science. Ce qui m’intéresse c’est la manière dont on travaille avec soin, méthode, vigilance, dont on essaie de limiter tous les intrants dans la production de vin. Mais il faut rêver son vin. Lorsqu’on va tailler ses vignes pour la récolte de l’année prochaine, il n’a rien d’autre que le vigneron dans sa vigne avec son sécateur et son rêve, celui qu’il est en train de se représenter.

Comment est ce que vous voyez le vin du futur ?

Il faut accepter que l’humanité prenne des directions imprévues et imprévisibles et ne pas être dans une réticence avec un discours très directif. L’humanité est toujours surprenante et les vins doivent surprendre. La personnalité du vigneron ne doit pas épuiser celle du vin. Je serai inquiet à l’idée que l’on ne fasse que des vins qui nous ressemble, parce qu’on ne se laisserait plus emmener par le vin jusqu’à nous découvrir autrement qu’on ne se connaît.

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