Comment le vin a-t-il fait sa place sur nos tables ?

Comment le vin a-t-il fait sa place sur nos tables ?

Claude Fischler est sociologue, spécialiste de l’alimentation humaine et directeur de recherche au CNRS. En amateur éclairé, il donne quelques pistes pour comprendre comment notre rapport au vin s’est construit avec notre histoire nationale.

Claude Fishler, amateur éclairé de l'Historie du vin sur nos tables - Crédit photos : Maylis Détrie
Claude Fishler, amateur éclairé de l'Historie du vin sur nos tables - Crédit photos : Maylis Détrie

Maylis Détrie : Comment avez-vous créé une relation avec le vin ?

Claude Fishler : Comme beaucoup de gens de ma génération vers l’âge de 12 ou 13 ans, on m’a mis une goutte de vin rouge dans mon eau puis deux puis trois. Un beau jour, j’ai eu droit au vin pur. Mon père avait décidé que la bonne façon de m'initier, c'était de me charger de sa cave personnelle. Il recevait des cadeaux de grandes maisons. Moi, j'étais chargé de les classer. Et puis quand il y avait des invités, il me laissait choisir la bouteille à ouvrir.

MD : Dans votre livre "Du vin" vous parlez de la relation étroite entre le vin et l'eau. Pouvez-vous nous expliquer pourquoi ?

CF : Au XIXème siècle, Pasteur disait : Le vin est la plus saine et la plus hygiénique des boissons. D’une part parce qu’il travaillait sur le vin et ses micro-organismes. Et d'autre part, car à son époque, l'eau était dangereuse parce qu’elle était le vecteur de toutes les maladies. A ce moment là en France, on ne boit que très peu d’eau. On en boit mêlée à du vin qu’on donne beaucoup aux soldats et aux ouvriers. Plus tard, dans les années 60, Edgar Morin a fait une grande enquête dans les milieux ruraux du Finistère sud. Il suivait des agriculteurs et leur demandait combien ils buvaient, les voyant partir travailler aux champs avec le casse croûte et des bouteilles de rouge. Ils avaient un vin à très faible degré qui faisait 10 ou 11 degrés. Il est arrivé à comptabiliser 7 litres ou 8 litres par jour et par personne !

MD : Que s’est-il passé ensuite ?

CF : Avec l’augmentation de la qualité de l’eau, on a mis de moins en moins de vin sur la table. Du vin de table, on est passé au vin de cave avec une origine, une appellation. On le sortait plutôt le dimanche avec des invités pour une occasion. A partir des années 80/90, on a vu apparaître le vin comme loisir culturel, surtout avec le développement des clubs de dégustation et des visites de vignobles. Dans les restaurants, le vin au verre s'est développé. Aujourd’hui, si je regarde les tables à l’heure du déjeuner, je ne vois presque plus de bouteille de vin sur la table. Pour moi, les jeunes n'en boivent plus, ça ne les intéresse pas beaucoup. Les nouveaux passionnés de vin sont du côté du vin nature, le vin sans, sans, ni ni. (rires) Alors on vous explique ce que le vin n'a pas et en revanche ce qu'il a, c'est un auteur. Ces vins là se situent le plus souvent en dehors des appellations d'origine.

MD : Le vin s’est donc progressivement personnalisé  ?

CF : Avant les années 90, il y avait des maisons prestigieuses en Bourgogne, à Bordeaux, mais on ne parlait pas tellement des personnes. Et puis on a vu monter graduellement une sorte de personnalisation avec des gens qui en assument la responsabilité et le vin devient une œuvre. Cela va aussi avec la grande période des œnologues autour des années 95-2000 où on a vu apparaître Michel Rolland et Robert Parker. Cela a mis l’accent sur la vinification et sur la technique. Et puis en Alsace ou en Bourgogne, on a commencé à s’intéresser aux sols, à la géologie avec toute une réflexion sur le terroir, on a eu une sorte de retour de balancier de l'œnologie.

MD : A quel moment le vin est devenu pour vous un produit de distinction?

CF : Je pense que c’est le système des appellations qui date des années 20 qui est venu sanctionner un peu tout ça. Mais en fait, il y a toujours eu sous les rois un vin qui se prétendait ou se déclarait. Au XVIIème siècle, il y a l'émergence de la grande cuisine à la cour, cette cuisine d'apparat complètement délirante avec le service dit à la française. Des buffets successifs, servis assis, avec des vins qui appartiennent en général à l'aristocratie qui, de toute façon, possèdent les terres. Il y a un fameux tableau peint au XVIIIème siècle qui s’appelle le déjeuner d’huîtres commandé par Louis XV. C’est le premier tableau où l’on voit apparaître le champagne comme un signe de privilège social. Tous les laquais regardent le plafond alors que les riches mangent en abondance. Si l’on s’en approche, on distingue le bouchon du champagne qui a sauté dans les airs. Et puis, au XIXème siècle, la bourgeoisie s’approprie une bonne partie, sinon la quasi totalité des mœurs alimentaires et œnologiques de l'aristocratie.

Le déjeuner d'huîtres commandé par Louis XV à Jean-François de Troy en 1734 - Crédits photos : Creative Commons
Le déjeuner d'huîtres commandé par Louis XV à Jean-François de Troy en 1734 - Crédits photos : Creative Commons

MD : Revenons à notre époque. Vous écrivez que vous avez toujours préféré vous poser en amateur plutôt que de devenir un spécialiste du vin. En quoi est-ce confortable ?

CF : Ce que j'aime bien dans le mot amateur, c'est que cela vient du verbe aimer. Donc l'amateur, c’est celui qui déguste avec les copains, en silence éventuellement, ou en échangeant. Il est en opposition à quelqu'un qui est justement dans le jeu social du vin avec un discours plus ou moins pédant. Alors il y a sûrement des connaisseurs qui sont très bien. Mais en général, dans les dîners bourgeois, le connaisseur raconte ses expériences et les autres doivent subir tout ça. L’amateur n’a pas d’enjeu à part celui du partage ou de la convivialité.

MD : Comment faire fi de sa classe sociale ou de son statut ?

CF : Il y a ce phénomène absolument passionnant qui est de l’ordre de la psychobiologie. Il y a quelques mois, il y a eu une séance à l'Académie de médecine sur la sensorialité avec des spécialistes de l’olfaction et de la de la gustation. Ils ont fait part des dernières découvertes dans ce domaine-là. Quand on dit le goût du vin, c'est en fait un complexe de sensations qui comprend l'olfaction mais aussi les réactions du nerf trijumeau et même les gencives qui contiennent des récepteurs de la texture. Aucun d'entre nous n'a en fait la même expérience. Depuis les années 40, on sait que chez le même individu, d’un stimulus à un autre, on a des différences de sensibilité de 1 à 500. Pourtant, on arrive à avoir des matrices où il y a des éléments communs qui permettent de comparer. C’est quand même assez fascinant. Et la classe sociale n’a absolument rien à voir là-dedans.

MD : Vous avez un exemple probant de cette réalité ?

CF : Frédéric Brochet, qui était propriétaire viticulteur mais qui avait fait une thèse d’œnologie, a fait un jour une expérience. Il a fait boire à des dégustateurs professionnels et des gens du milieu, un vin rouge et un vin blanc en leur demandant de le commenter. Il a enregistré tout le vocabulaire utilisé et l’a passé dans un logiciel d'analyse lexicale. Pour le vin rouge, il est ressorti que le vocabulaire employé évoquait des choses de couleur foncée ou rouge. Ils parlaient de sous bois, de cerises, de cuir, de noyaux etc. Pour le vin blanc, on parlait plutôt d'agrumes ou de vanille. Ce que ne savaient pas les dégustateurs, c'est que le vin blanc et le vin rouge, étaient en réalité le même vin à cela près que le vin blanc avait été foncé avec un colorant. Quand ce travail a été présenté les gens étaient humiliés, vexés. Mais en réalité, ce qui était démontré, ce n'était pas qu'ils étaient incompétents, c'était la façon dont notre système cognitif fonctionne : le cerveau commence par les yeux et une fois que les yeux ont vu la couleur, il y a une sorte d'entonnoir cognitif qui fait qu'on est orienté. Cela prouve surtout que cet univers est marqué par les échanges sociaux. Si on ne perçoit exactement la même chose, il faut vraiment se mettre d'accord pour en parler !

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